Extrait 3 – Adolescence psychédélique

Chapitre 17 : The 3SN, la Seule Station Sans Nom est née

 

[Contexte : le projet avait mûri dans ma tête déjà depuis plusieurs mois : et si, avec mes 3 copains, on montait une radio pirate ? En 1967, le rock 'n' roll envahissait les platines mais les radios périphériques traînaient des pieds pour programmer les groupes anglo-saxons. C'était l'occasion de partager la musique qu'on aimait en la diffusant sur les ondes ! ]

La semaine se déroula comme convenu ; je matraquais les annonces au lycée, où l’accueil fut très positif et les promesses de présence au premier rendez-vous hertzien, nombreuses.
Les trois associés à l’histoire firent de même autour de la cité et les tracts manquèrent rapidement. J’en rédigeai de nouveaux.
Le soir, je m’entraînais à annoncer/désannoncer les titres des disques en direct, sauf que je n’enclenchais pas l’émetteur. J’appris ainsi à me contrôler et à parler plus lentement et plus distinctement que lorsque j’échangeais avec les copains, sans pour autant prendre un air supérieur ou grave, tout ce que je détestais à l’écoute des autres stations…

Le vendredi, vers dix-huit heures, on se retrouva tous les quatre à la maison. Evidemment, ma mère et Paul ne connaissaient rien de ce projet et encore moins la date fatidique du démarrage. Je rencontrai quelques problèmes avec mon frère qui voyait sa chambre squattée en permanence et qui s’en plaignit auprès de l’autorité supérieure. Cette dernière ne sembla pas vraiment préoccupée à identifier un compromis ou donner tort ou raison à quiconque. Elle nous renvoya dos à dos, avec un « Débrouillez-vous, j’ai pas que ça à faire avec vos histoires ! ».
Claude avait amené son lecteur de cassette avec l’enregistrement de ses interviews. Ça durait environ dix minutes. Bien trop long. On décida qu’on enverrait des extraits de deux minutes, répartis au cours de la soirée. Bien entendu, les sons n’étaient pas « montés », opération quasi impossible à réaliser sur une mini cassette ! Mais c’était bon enfant et les imperfections signeraient aussi l’originalité de notre station.
Claude avait pris soin d’interroger des jeunes au hasard de rencontres ; tous étaient favorables à cette idée et déroulaient des paroles encourageantes en nous souhaitant beaucoup de succès. Peu désiraient d’informations particulières sur la cité, mais tous rêvaient de musique anglo-saxonne qui passait rarement sur les grandes ondes. Nous étions donc dans la tendance exprimée ! Serait-ce suffisant pour réussir ?

En cette soirée historique du 24 novembre 1967, il restait tout juste un quart d’heure avant le commencement des émissions. On était tous sans voix, bien que ce ne fût pas vraiment le moment de rester muets !
En quelques minutes, nous sommes retombés sur terre, quant à la réalité de ce projet fou. On allait se planter, c’est sûr… Pour qui on se prenait ? On allait se faire chopper par les flics et ça allait tourner court. Pire encore, on se ferait ridiculiser au lycée et dans les cités. On ne pourrait plus sortir sans déclencher des plaisanteries vaseuses.
Si, à cet instant, j’avais dit « Bon les gars, on s’est plantés, on arrête tout », ils m’auraient tous suivi. En fait, j’avais totalement la frousse ; c’est probablement ce qu’on appelle le trac…
Histoire d’égrainer les minutes, je mis la porteuse de l’émetteur en route, sans modulation, ultime vérification du fonctionnement correct du système, ce qui était le cas.
J’avais déjà préparé depuis longtemps le premier disque à diffuser sur The 3SN, après l’indicatif : ce serait No Fade Away des Rolling Stones. Ce n’était pas mon préféré mais le titre portait un message salutaire pour la station et j’avais lu dans un Rock and Folk (le seul magazine un peu « profond » traitant de l’actualité musicale rock dans les années 65-75) que ça avait été le premier titre diffusé lors de la création de Radio Caroline. Voilà qui devait nous porter chance !

H moins cinq minutes : je proposai de prendre la parole en premier afin de présenter rapidement l’équipe, puis de passer le micro à Philippe, puis à Gérard et enfin à Claude, avant d’enchaîner avec un disque. Philippe et Gérard déclinèrent avec la véhémence de celui qu’on conduit à la guillotine !
En revanche, Claude était ravi !
Je me permis tout de même de lui préciser :
- Claude, t’es gentil, tu fais court… Tu te présentes et surtout tu fais pas de blagues à deux balles comme d’hab. OK ?
- T’inquiète, je les ai à zéro, je ne sais même pas si je vais pouvoir articuler quelque chose !
- Tant mieux… Sois naturel, mais si t’es coincé, tu me repasses le micro.

H moins une minute : je cale l’indicatif Orange Blossom Special sur le tourne-disque et je lance le plateau en mode 45 tours. J’ouvre la bonne voie du mélangeur, je mets le casque et je risque un léger grattage sous le saphir avec le doigt, qui se répercute immédiatement dans mes oreilles…
Tout marche !
Cinq, quatre, trois, deux, un, top !
Je pose la tête de lecture sur le disque et c’est parti… The Spotnicks ouvrent l’histoire de la station.
J’écoute attentivement le retour dans le casque : c’est propre et au bon niveau.
Je sens des gouttes glacées de sueur dégouliner dans mon dos au fur et à mesure que le bras de lecture se rapproche du centre du plateau…
Il faut y aller…
« Bonsoir à toutes et à tous : si vous êtes là, c’est forcément qu’on se connaît ou que quelqu’un vous a parlé de nous ! Oui, vous êtes bien à l’écoute de The 3SN, la nouvelle radio de la cité des Blagis ! Maintenant, c’est vous qui déciderez si on doit continuer ou pas nos émissions ; nous serons là en principe tous les soirs sept jours sur sept, de 21 heures à 23 heures, ou plus si affinités !
Sur cette fréquence de 7 773kHz, vous entendrez surtout du rock et de la pop anglo-saxonne ; mais on pourra aussi passer vos messages !
Bon, pas trop de bavardage, on commence avec les Stones et ensuite je vous présente les trois autres associés à cette aventure ! ».

Claude lâcha le bras de lecture du second tourne-disque et les premiers riffs incisifs de la guitare de Keith Richards du No Fade Away envahirent l’éther, avec un super enchaînement…
J’étais trempé. Tous les quatre, on se regardait étrangement…
Philippe me lâcha un :
- T’as l’air à l’aise avec le micro ! Moi, je crois que j’aurais pas pu desserrer les lèvres !
Je m’assurai que Claude était toujours partant pour se présenter et il acquiesça presque à contrecœur.
Le titre se terminant en fondu, je repris le micro avant la fin :
« Vous venez d’entendre No Fade Away, des Stones, un titre de leur single de 1964, qui n’est pas nécessairement connu de tous, d’où l’intérêt d’écouter The 3SN ! ».
Claude se présenta en respectant le pacte d’omettre de raconter une blagounette et se débarrassa du micro lorsqu’il commença à s’emmêler les pinceaux dans l’explication de l’origine de ses motivations, quant à sa participation au projet.
On enchaîna avec le célèbre Barbara Ann des Beach Boys. L’atmosphère se détendit, on recommença à communiquer hors antenne ; mes sueurs froides avaient disparu.
Je racontai brièvement la genèse de l’aventure en précisant le rôle tenu par chacun, en ajoutant que tout avait été fabriqué maison et que si quelqu’un disposait d’un enregistreur de cassette à céder il serait béni sur les ondes !

Les deux heures défilèrent finalement comme des secondes. A vingt-trois heures, il fallut générer un effort terrible pour poser le Green Onions sur le tourne-disque. Je ne voulais plus m’arrêter, j’avais encore des tas de disques à faire entendre, à commenter.
Mais ma mère s’était pointée déjà deux fois durant la session pour me prier de faire silence, heureusement et par le plus grand des hasards, en dehors de nos interventions au micro. Les copains ne savaient plus trop comment me faire comprendre que le mieux serait d’arrêter pour ce soir.
Fin de l’indicatif, haute tension coupée sur l’émetteur.
The 3SN est né ! The 3SN est vivant, vive The 3SN !

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