Extrait 6 – Afrique et radio

Chapitre 49 : Africa n°1 au quotidien

 

[Contexte : après avoir câblé dans des délais improbables quatre régies/studios et un centre de modulation, la plus grande radio panafricaine  Africa n°1 démarrait ses émissions. Le personnel local chargé de l’exploitation avait été formé rapidement aux spécificités du matériel, mais un fossé séparait nos cultures.  Nous les européens, nous arrivions pour dupliquer notre modèle de radio, ici, à Libreville, au sein d'une communauté dont les usages et le mode de vie étaient situés à des années-lumière de nos modèles. Cette extravagante différence fut à l'origine de situations ubuesques qui ont constitué un réservoir à souvenirs que je chéris encore aujourd’hui...]

Je disposais d’un poste à transistors de poche, l’un des premiers Sony toutes bandes ICF-7600. Calé sur Africa n°1, je me forçais à consacrer une oreille à l’écoute de la station. Au restaurant, dans la chambre, dans la salle de bains, partout.
Je petit-déjeunais sereinement sur la terrasse du Novotel, au bord de la piscine, avec la vue idéale d’un ciel bleu azur se fondant sur l’océan ; le transistor me distillait en fond sonore les rifs lancinants mais prenants de la guitare d’un groupe africain à la mode. Moment sublime que je décidai de prolonger en commandant un second œuf à la coque.
Le titre se terminait en fondu, laissant l’espace pour enchaîner le disque suivant. Mais rien ne se produisit. Mon oreille alertée, je poussai instinctivement le volume du Sony et malgré le confort d’écoute tout relatif des ondes courtes, j’entendis clairement ce que tout amateur de disques vinyles connaît bien : le tic, tic, tic régulier du diamant de la cellule de lecture sur le sillon rebouclé de la fin de la face du support musical. Pas de panique. En beurrant mes mouillettes, je me remémorai le planning du jour. C’est Yvette qui devait être aux manettes. Elle avait dû aller aux toilettes ou elle s’était plantée dans le maniement des potentiomètres et elle cherchait le moyen de lancer une autre source sonore. Toujours rien. Cinq grosses minutes passèrent et le tic-tic était bien installé sur l’antenne. Je dus murmurer un peu fort : « Bon dieu, mais qu’est-ce qu’elle fout ! » car mes voisins de petit-déj me jetèrent une œillade glaciale.
Et au centre émetteur, ils pourraient combler avec un disque ! Personne ne bouge !
J’étais furax. Adieu le bonus d’œuf à la coque, j’attrapai les clés de la voiture et j’avalai les sept minutes qui séparaient l’hôtel de la station, en short et en tong.
Je me garai en travers de l’accès principal, dévorai les quelques marches de l’escalier ; passé l’accueil je croisai deux journalistes dans le couloir dont le plafond était cerné d’enceintes acoustiques diffusant le tic-tic en haute définition, sans que cela n’émeuve qui que ce soit. Je virai à gauche et j’entrai enfin dans la régie du studio : Yvette était bien là. Et c’était bien le disque tournant en boucle sur sa spire finale qui était à l’origine du tic-tic. Voilà pour le rationnel. Côté surréaliste, ce fut élémentaire : Yvette dormait. Tout simplement, tout naturellement. Les deux bras croisés sur la console, la tête dans le creux des bras, un sourire juvénile et décontracté avait pris naissance aux commissures de ses lèvres, sans doute durant la phase paradoxale de son sommeil... Sa sérénité absolue contre ma furie totale. J’ai lâché prise. Je suis allé poser un disque sur la seconde platine et je l’ai lancé. J’ai tapoté gentiment sur l’épaule d’Yvette ; elle s’est éveillée sans précipitation. Je lui ai expliqué les vingt minutes d’absence de modulation à l’antenne. Elle m’a souri et m’a expliqué qu’elle « avait la fatigue », mais que maintenant ça allait un peu mieux grâce à cette courte sieste.
Afrique, je vous aime !

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